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Quelques critiques :

Stupeur et tremblements d’Amelie Nothomb

 

Bienvenue à toi,

Dans ce pays de séismes,

Ô Amélie-san

 

Quelle absurde idée de se mettre dans une telle situation ? C’est la question que l’on se pose en apprenant la façon dont la jeune narratrice, Amélie, est malmenée par sa hiérarchie lors d’un stage en entreprise. Dans ce roman, écrit par Amélie Nothomb, est retracé le parcours d’une stagiaire belge, récemment diplômée et devant effectuer un stage d'un an au sein de la firme japonaise Yumimoto. Elle est ravie d’avoir signé ce contrat avec cette grande société, car depuis son enfance, Amélie est fascinée par le pays du soleil levant ; elle a en effet passé ses premières années au Japon.

Connaissant la culture et la langue, elle pense pouvoir s’adapter facilement. Cependant, ce stage s’avère être plus compliqué que ce qu’elle avait imaginé : la jeune belge éprouve des difficultés à décoder ce que l’on attend d’elle car les cartes sont brouillées, notamment par sa supérieure hiérarchique directe. Si à un certain moment de l’histoire, Amélie excelle dans le secteur laitier, c’est très vite qu’elle se verra déclassée jusqu’à être « dame pipi » dans l’entreprise.

Cette descente dans la hiérarchie sociale se fera progressivement et Amélie vivra des moments émotionnellement intenses tout au long de la narration, passant du ravissement au désarroi.

Le roman présente une version amusée et décalée sur le harcèlement moral. C’est bien là le thème central : jusqu’où peut-on aller dans cette spirale de soumission et d’humiliation ?

            Le harcèlement moral est une conduite abusive qui, au travers des paroles, vise à dégrader les conditions de travail d’une personne. En effet, les erreurs d’Amélie lui valent des sentences abusives, par exemple, les paroles de ses supérieurs prononcées contre elle. «  Ecrasés par les injures que nous avions dû essuyer. » « Attention ! Vous ne savez pas ce qui pourrait vous arriver. Je me demandai si sa menace était réelle ou si elle bluffait ». Il y a également une manière concrète d’humilier la narratrice en lui attribuant des postes pour lesquels aucune qualification particulière n’est nécessaire. Cette dernière conte sa lente descente professionnelle et la volonté de la blesser moralement, de la toucher intrinsèquement.

Comment est-ce possible qu’une jeune femme diplômée, hautement qualifiée, puisse se retrouver “dame pipi” ?

« Récapitulons. Petite, je voulais devenir Dieu. Très vite, je compris que c’était trop demander et je mis un peu d’eau bénite dans mon vin de messe : je serais Jésus. J’eus rapidement conscience de mon excès d’ambition et acceptai de faire martyre quand je serai grande. Adulte, je me résolus à être moins mégalomane et à travailler comme interprète dans une société japonaise. Hélas, c’était trop bien pour moi et je dus descendre un échelon pour devenir comptable. Mais il n’y avait pas de frein à ma foudroyante chute sociale. Je fus donc mutée au poste de rien du tout. Malheureusement, j’aurais dû m’en douter, rien du tout c’était encore trop bien pour moi. Et ce fut alors que je reçus mon affectation ultime : nettoyeuse de chiottes. »

 

Comme l’exprime si bien la narratrice, rien du tout c’était encore trop bien pour elle.

Cette pensée traverse l’esprit d’Amélie qui finira par se soumettre à la volonté de ses supérieurs hiérarchiques. Elle connaît les codes d’honneur et la morale japonaise et n’ignore pas, qu’en acceptant ce stage, elle a aussi accepté de se conformer aux traditions japonaises. (p 93) Dans ce passage, Amelie souligne la manière dont les japonaises sont considérées selon leurs actions. En effet, les japonaises sont soumises à d’absurdes interdits qu’elles se doivent de respecter, car dans le cas contraire, les images qu’elles donnent d’elles sont dégradantes. Ce qui explique le choix des noms attribués par Amélie, des noms à connotations péjoratives de plus en plus blessant, et ces noms vont jusqu’au champ lexical animal. Cela montre que si les japonaises ne se conforment pas à ce qu’on attend d’elles, elles perdent leur caractère humain jusqu’à être comparées à des animaux.

« On conspire contre son idéal depuis sa plus tendre enfance. On lui coule du plâtre à l’intérieur du cerveau : si à 25 ans tu n’es pas mariée, tu auras de bonnes raison d’avoir honte ; si tu ris, tu ne seras pas distinguée ; si ton visage exprime un sentiment, tu es vulgaire ; si tu mentionnes l’existence d’un poil sur ton corps, tu es immonde ; si un garçon t’embrasse sur la joue en public, tu es une putain ; si tu manges avec plaisir, tu es une truie ; si tu éprouves du plaisir à dormir, tu es une vache...»

C’est pour cela que nous pouvons reconnaître aux japonaises une force morale indéniable même si certaines et mêmes certains sont poussés au suicide à force d’humiliation. « S’il faut admirer la japonaise, et il le faut, c’est parce qu’elle ne se suicide pas. »

Alors que dans un autre roman intitulé « La Vie est belle » de Christophe Léon, les conséquences du harcèlement moral ne sont pas les mêmes ; en effet dans ce livre le thème central est celui du suicide et de la vengeance tandis que dans « Stupeur et tremblements », la narratrice n’éprouve aucun besoin de vengeance elle attend patiemment la fin de son stage.

C’est un fait, le taux de suicide au Japon est élevé et est dû au stress causé par le travail. Cependant pour alléger cet aspect plombant, Amélie a recours à l’humour. Mêmes les situations les plus dégradantes et humiliantes parviennent à nous faire sourire. Notamment lorsqu’Amélie narre sa descente professionnelle, elle le fait en pratiquant l’autodérision, ce qui provoque un sentiment de liesse chez le lecteur. « Puis je mettre les calendriers à jour ? Il me répondit sans y prendre garde. Je considérai que j’avais un métier, j’étais avanceuse-tourneuse de calendriers. », un métier, on ne peut plus indispensable dans une multinationale !

Amélie n’est pas dupe quant à ce pseudo-métier et elle a d’ailleurs dû faire preuve d’imagination pour le trouver. Amélie préfère l’autodérision plutôt que de se lamenter sur son inutilité dans l’entreprise. C’est pourquoi elle considère n’importe quel poste qui lui est offert ou qu’elle s’octroie, avec grandeur, elle hyperbolise son métier.

Aussi je vous conseille vivement, pour toutes les raisons énoncées, de vous lancer dans la lecture de ce roman qui se lit d’une traite et qui nous permet de découvrir les dessous des grandes firmes japonaises, notamment du point de vue de la hiérarchie à respecter et cela sous le prisme de l’humour de la narratrice.

                                                                                                                                                                                                                          Zélie C.

Nagasaki

              Dans le cadre du concours lecture sur le thème du Japon j’ai eu l’occasion de lire un livre intitulé Nagasaki, écrit par Éric Faye.

Éric Faye est né le 3 décembre 1963 à Limoges. En 2010, son roman Nagasaki lui permet de remporter le Grand Prix du roman de l’académie française.

              Nagasaki paru en août 2010 est inspiré d’un fait réel survenu en mai 2008 à Fukuoka au Japon. Ce livre raconte l’histoire d’un japonais nommé Shimura-san. C’est un homme d’une soixantaine d’année qui habite seul, qui n’a pas d’enfant et dont la vie est chronométrée à la minute près. Il n’aime pas sortir avec ses collègues météorologues et préfère son existence banale et solitaire. Cependant, certains événements viennent troubler son quotidien bien défini. En effet, Shimura-san s’aperçoit que certains aliments disparaissent dans son frigo. Il commence tout d’abord par mettre cela sur le compte de la sénilité puis se convainc que quelqu’un se sert réellement chez lui. Il décide alors de mettre en place un stratagème afin de découvrir qui se cache dans sa maison ou qui vient manger dans son réfrigérateur. Il achète donc une caméra et la place chez lui, dans sa cuisine. Depuis son bureau, au service de météorologie de Nagasaki, il observe son logement. Il finit par avoir la preuve irréfutable qu’une femme habite chez lui à son insu. Il décide donc d’appeler la police et la femme est arrêtée. Cependant, cet événement souleva des interrogations chez Shimura-san. Comment ne s’en est-il pas rendu compte plus tôt? Cette femme cohabitait avec lui depuis un an. Des inquiétudes naquirent en lui. Et si elle n’était pas la seule à loger dans sa maison? Il n’était réellement plus chez lui. Ce roman est très émouvant et captivant. Il relate de façon quelque fois ironique et surprenante un pan de vie, du moins inattendu, d’une vie habituellement banale grâce à une écriture à la fois lente et concise. L’admiration que vaut Éric Faye au Japon permet au lecteur de découvrir une manière de penser et de faire différente de la sienne ainsi qu’une culture très singulière. Dans Nagasaki, l’auteur met tout d’abord Shimura-san en avant, exposant sa façon de penser, vivre et justifiant ainsi sa réaction lorsqu’il découvre que quelqu’un habite chez lui.

En fin de roman, la narration change de personnage et c’est la femme qui raconte, dévoilant alors ses motivations et justifiant son acte. Je suis cependant légèrement déçue par la fin du roman, sans aucun doute voulue par l’auteur mais qui donne une impression d’inachevé. Cependant, cette fin assez brute nous permet d’imaginer le futur de l’histoire et laisse une multitude d’issues possibles.

                                                                                                                                                                                  Bonne lecture

                                                                                                                                                                                  Salomé A.T

PRIX FOLIO des LYCEENS

Aujourd'hui, les personnages de ces romans vont sortir de l'univers où les romanciers les ont cantonnés. Saurez-vous retrouver Baudelaire, Flaubert, L'abbé Prévost... ?

La voix

 

Je m'étais rendue dans cette boite de nuit avec comme seul motif la curiosité. La musique résonnait en moi comme les dernières paroles de Jacqueline. Boum. Boum. Le rythme des basses était lent, soporifique, m'endormait, et je songeais à elle. Je ne saisissais pas la véritable nature de mes sentiments. Ce n'était pas de l'amour, du moins ça ne l'était plus. J'étais plongé dans une obscurité totale en permanence. Les rafales de lumières qui me parvenaient parfois n'auraient pourtant pas su révéler ce sens que j'avais perdu.

Soudain, une voix me sortit de ma langueur. Grave, enjouée, son souffle m'inspirait un bonheur singulier. Un cri fusa malgré moi de ma bouche : « Solaro ! ». La voix qui me fascinait tant disparut peu à peu. J'avais le défaut d'être excessivement désintéressée par les hommes, mais loin d'être arrêtée alors par cette faiblesse, je me faufilais dans la foule pour tenter de le retrouver et criai à nouveau « Solaro ! ».

Parmi les bruits environnants, j'entendis ses pas se rapprochant de moi, « Oui ? ». De nouveau, le grain de sa voix me transperça de part en part. « Je m'appelle Valentine, répondis-je ». Il débuta alors une longue tirade sur l'origine du prénom "Valentine", il lui rappelait sa grand-mère maternelle, son enfance passée dans la campagne bretonne... J'écoutais attentivement chaque sonorité s'échappant de sa bouche quand l'objet de ma convoitise me posa la question que j'appréhendais depuis le début de notre rencontre. « Valentine, es-tu aveugle ? ». J'écoutais cette phrase comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai de manière à lui faire comprendre que ma cécité n'altérait en rien ma capacité à ressentir. L'amour me rendait déjà si éclairé que le moment où il m'enlaça fut déclencheur de mon embrasement.

 

 

Prix de l'Académie française

 

Prix annuel créé en 1911, devenu biennal en 1980. Destiné à couronner l’ensemble d’une œuvre littéraire. Ce prix alterne avec le Grand Prix de Littérature Paul Morand. Décerné pour la première fois en 1912 au lauréat M. André Lafon. Ce prix était décerné tous les ans jusqu’en 1979. A partir de cette année-là, il fut décerné tout les deux ans. Cette institution est composée de 40 personnalités marquantes de la vie littéraire mais il y a aussi des philosophes, des historiens ou des scientifiques. 

 

Le dernier lauréat pour le moment est M. Michel Butor.

Sources : http://www.academie-francaise.fr/grand-prix-de-litterature

Prix Fémina

Le prix Fémina est un prix littéraire français, créé en 1904 par plusieurs collaboratrices du magazine "La Vie heureuse" et également soutenu par le magazine "Fémina", qui était sous la direction d’Anna de Noailles, poétesse. Le prix Fémina permet de constituer une autre proposition au prix Goncourt. Le prix est attribué chaque année par un jury exclusivement féminin, à Paris. Il récompense une œuvre de langue française écrite en prose ou en poésie.

Le prix, s’appelait à ses débuts Prix "Vie heureuse". C’est ensuite, dans les années 1920, qu’il deviendra Prix Fémina.

 

Il existe une grande compétition pour l'annonce des résultats entre les jurys du Femina et du Goncourt.

 

Yanick Lahens est une écrivaine haïtienne, c'est elle qui a reçu le Prix Fémina avec son roman Bain de lune en 2014.

 

Prix Renaudot

Le site : prixrenaudot.org nous offre un large panorama de l’histoire du prix, et tout ceci, relaté par un de ses fondateurs : Georges Charensol.

Le prix, tient son nom du premier journaliste de la rédaction française, Théophraste Renaudot, mais cette idée est  issue du brillant esprit de Charensol ! Ce projet se développe dans la plus grande illégalité, et naît en 1926. Les statuts des fondateurs sont calqués sur ceux de l’Académie Goncourt, il est donc inutile de déclarer et d’élire un président. Un jury de dix membres se constitue alors entraînant sans le savoir, une attribution annuelle du prix depuis un demi-siècle.

David Foenkinos avec son roman Charlotte, est  le dernier lauréat du prix Renaudot.

 

Prix Nobel

Le prix Nobel est une récompense de portée internationale. Remis pour la première fois en 1901, les prix sont décernés chaque année à des personnes « ayant apporté le plus grand bénéfice à l'humanité », par leurs inventions, découvertes et améliorations dans différents domaines de la connaissance, par l'œuvre littéraire la plus impressionnante, ou par leur travail en faveur de la paix, comme l’a voulu d'Alfred Nobel, inventeur de la dynamite et du prix !

 

Au XXIe siècle, les prix sont décernés au courant du mois d'octobre de chaque année. La cérémonie de remise des prix a lieu le 10 décembre, jour de l'anniversaire de la mort d'Alfred Nobel.

 

Les disciplines :

 

Les prix Nobel sont attribués depuis 1901 dans les domaines de la physique, de la chimie, la physiologie, la littérature et la paix.

En 1968 sont ajoutées les sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, communément appelé « prix Nobel d'économie » bien que n'étant pas formellement un prix Nobel.

Depuis 1968, il a été décidé de ne plus ajouter de nouvelle catégorie de prix, bien qu'ait été suggéré un prix dédié à l'écologie et l'environnement.

 

Et en littérature ?

 

Dans le monde littéraire, c’est la récompense considérée comme la plus prestigieuse et la plus médiatique au monde, le prix Nobel met en lumière un auteur et ses travaux. Il lui assure une promotion à l'échelle planétaire, une renommée internationale et une certaine aisance financière.

Il n'est pas rare que le prix Nobel prenne une signification politique, ayant parfois valeur de désaveu face à des régimes autoritaires. En effet, plusieurs écrivains exilés, dissidents, contestataires, persécutés ou interdits de publication dans leur pays ont été récompensés.

 

Chaque fin d'année, le prix Nobel est attribué par l'Académie suédoise. Celle-ci constitue ses nominations avec l'aide d'autres membres d'académies et de sociétés littéraires nationales et étrangères, d'éminents professeurs d'université en littérature, langue et linguistique, d'anciens lauréats du prix ou encore des présidents d'associations d'écrivains, représentant la culture littéraire de leurs pays.

 

Aujourd’hui, le dernier prix Nobel de littérature a été attribué au français Patrick Modiano.

 

Le tout premier lauréat est aussi un français : c’est Sully Prudhomme qui est élu en 1901 !

 

 

 

 

 

Verbatim : le discours de

réception du prix Nobel

de Patrick Modiano   

 

Source : Quotidien Le Monde 07.12.2014 à 17h39 • Mis à jour le 09.12.2014 à 11h25

 

Je voudrais vous dire tout simplement combien je suis heureux d’être parmi vous et combien je suis ému de l’honneur que vous m’avez fait en me décernant ce prix Nobel de Littérature.

C’est la première fois que je dois prononcer un discours devant une si nombreuse assemblée et j’en éprouve une certaine appréhension. On serait tenté de croire que pour un écrivain, il est naturel et facile de se livrer à cet exercice. Mais un écrivain – ou tout au moins un romancier – a souvent des rapports difficiles avec la parole. Et si l’on se rappelle cette distinction scolaire entre l’écrit et l’oral, un romancier est plus doué pour l’écrit que pour l’oral. Il a l’habitude de se taire et s’il veut se pénétrer d’une atmosphère, il doit se fondre dans la foule. Il écoute les conversations sans en avoir l’air, et s’il intervient dans celles-ci, c’est toujours pour poser quelques questions discrètes afin de mieux comprendre les femmes et les hommes qui l’entourent. Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a plus la ressource de corriger ses hésitations.

Et puis j’appartiens à une génération où on ne laissait pas parler les enfants, sauf en certaines occasions assez rares et s’ils en demandaient la permission. Mais on ne les écoutait pas et bien souvent on leur coupait la parole. Voilà ce qui explique la difficulté d’élocution de certains d’entre nous, tantôt hésitante, tantôt trop rapide, comme s’ils craignaient à chaque instant d’être interrompus. D’où, sans doute, ce désir d’écrire qui m’a pris, comme beaucoup d’autres, au sortir de l’enfance. Vous espérez que les adultes vous liront. Ils seront obligés ainsi de vous écouter sans vous interrompre et ils sauront une fois pour toutes ce que vous avez sur le cœur.

« Un romancier ne peut jamais être son lecteur »

L’annonce de ce prix m’a paru irréelle et j’avais hâte de savoir pourquoi vous m’aviez choisi. Ce jour-là, je crois n’avoir jamais ressenti de manière aussi forte combien un romancier est aveugle vis-à-vis de ses propres livres et combien les lecteurs en savent plus long que lui sur ce qu’il a écrit. Un romancier ne peut jamais être son lecteur, sauf pour corriger dans son manuscrit des fautes de syntaxe, des répétitions ou supprimer un paragraphe de trop. Il n’a qu’une représentation confuse et partielle de ses livres, comme un peintre occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision d’ensemble.

Curieuse activité solitaire que celle d’écrire. Vous passez par des moments de découragement quand vous rédigez les premières pages d’un roman. Vous avez, chaque jour, l’impression de faire fausse route. Et alors, la tentation est grande de revenir en arrière et de vous engager dans un autre chemin. Il ne faut pas succomber à cette tentation mais suivre la même route. C’est un peu comme d’être au volant d’une voiture, la nuit, en hiver et rouler sur le verglas, sans aucune visibilité. Vous n’avez pas le choix, vous ne pouvez pas faire marche arrière, vous devez continuer d’avancer en vous disant que la route finira bien par être plus stable et que le brouillard se dissipera.

Sur le point d’achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à se détacher de vous et qu’il respire déjà l’air de la liberté, comme les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances. Ils sont distraits et bruyants et n’écoutent plus leur professeur. Je dirais même qu’au moment où vous écrivez les derniers paragraphes, le livre vous témoigne une certaine hostilité dans sa hâte de se libérer de vous. Et il vous quitte à peine avez-vous tracé le dernier mot. C’est fini, il n’a plus besoin de vous, il vous a déjà oublié. Ce sont les lecteurs désormais qui le révéleront à lui-même. Vous éprouvez à ce moment-là un grand vide et le sentiment d’avoir été abandonné. Et aussi une sorte d’insatisfaction à cause de ce lien entre le livre et vous, qui a été tranché trop vite. Cette insatisfaction et ce sentiment de quelque chose d’inaccompli vous poussent à écrire le livre suivant

pour rétablir l’équilibre, sans que vous y parveniez jamais. à mesure que les années passent, les livres se succèdent et les lecteurs parleront d’une « œuvre ». Mais vous aurez le sentiment qu’il ne s’agissait que d’une longue fuite en avant.

Oui, le lecteur en sait plus long sur un livre que son auteur lui-même. Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à celui du développement des photos, tel qu’on le pratiquait avant l’ère du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo devenait peu à peu visible. à mesure que l’on avance dans la lecture d’un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour qu’il existe un tel accord entre l’auteur et son lecteur, il est nécessaire que le romancier ne force jamais son lecteur – au sens où l’on dit d’un chanteur qu’il force sa voix – mais l’entraîne imperceptiblement et lui laisse une marge suffisante pour que le livre l’imprègne peu à peu, et cela par un art qui ressemble à l’acupuncture où il suffit de piquer l’aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le système nerveux.

« Chaque nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le précédent »

Cette relation intime et complémentaire entre le romancier et son lecteur, je crois que l’on en retrouve l’équivalent dans le domaine musical. J’ai toujours pensé que l’écriture était proche de la musique mais beaucoup moins pure que celle-ci et j’ai toujours envié les musiciens qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman – et les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers. J’ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c’est sans doute grâce à cela que j’ai mieux compris la réflexion que j’ai lue quelque part : « C’est avec de mauvais poètes que l’on fait des prosateurs. » Et puis, en ce qui concerne la musique, il s’agit souvent pour un romancier d’entraîner toutes les personnes, les paysages, les rues qu’il a pu observer dans une partition musicale où l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le romancier, le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir pas composé Les Nocturnes de Chopin.

Le manque de lucidité et de recul critique d’un romancier vis-à-vis de l’ensemble de ses propres livres tient aussi à un phénomène que j’ai remarqué dans mon cas et dans celui de beaucoup d’autres : chaque nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le précédent au point que j’ai l’impression de l’avoir oublié. Je croyais les avoir écrits les uns après les autres de manière discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. Un demi-sommeil ou bien un rêve éveillé. Un romancier est souvent un somnambule, tant il est pénétré par ce qu’il doit écrire, et l’on peut craindre qu’il se fasse écraser quand il traverse une rue. Mais l’on oublie cette extrême précision des somnambules qui marchent sur les toits sans jamais tomber.

Dans la déclaration qui a suivi l’annonce de ce prix Nobel, j’ai retenu la phrase suivante, qui était une allusion à la dernière guerre mondiale : « Il a dévoilé le monde de l’Occupation. » Je suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation. Les personnes qui ont vécu dans ce Paris-là ont voulu très vite l’oublier, ou bien ne se souvenir que de détails quotidiens, de ceux qui donnaient l’illusion qu’après tout la vie de chaque jour n’avait pas été si différente de celle qu’ils menaient en temps normal. Un mauvais rêve et aussi un vague remords d’avoir été en quelque sorte des survivants. Et lorsque leurs enfants les interrogeaient plus tard sur cette période et sur ce Paris-là, leurs réponses étaient évasives. Ou bien ils gardaient le silence comme s’ils voulaient rayer de leur mémoire ces années sombres et nous cacher quelque chose. Mais devant les silences de nos parents, nous avons tout deviné, comme si nous l’avions vécu.

Paris sous l’Occupation, une ville qui « semblait absente d’elle-même »

Ville étrange que ce Paris de l’Occupation. En apparence, la vie continuait, « comme avant » : les théâtres, les cinémas, les salles de music-hall, les restaurants étaient ouverts. On entendait des chansons à la radio. Il y avait même dans les théâtres et les cinémas beaucoup plus de monde qu’avant-guerre, comme si ces lieux étaient des abris où les gens se rassemblaient et se serraient les uns contre les autres pour se rassurer. Mais des détails insolites indiquaient que Paris n’était plus le même qu’autrefois. à cause de l’absence des voitures, c’était une ville silencieuse – un silence où l’on entendait le bruissement des arbres, le claquement de sabots des chevaux, le bruit des pas de la foule sur les boulevards et le brouhaha des voix. Dans le silence des rues et du black-out qui tombait en hiver vers cinq heures du soir et pendant lequel la moindre lumière aux fenêtres était interdite, cette ville semblait absente à elle-même – la ville « sans regard », comme disaient les occupants nazis. Les adultes et les enfants pouvaient disparaître d’un instant à l’autre, sans laisser aucune trace, et même entre amis, on se parlait à demi-mot et les conversations n’étaient jamais franches, parce qu’on sentait une menace planer dans l’air.

Dans ce Paris de mauvais rêve, où l’on risquait d’être victime d’une dénonciation et d’une rafle à la sortie d’une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais jamais né. Ce Paris-là n’a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres.

Voilà aussi la preuve qu’un écrivain est marqué d’une manière indélébile par sa date de naissance et par son temps, même s’il n’a pas participé d’une manière directe à l’action politique, même s’il donne l’impression d’être un solitaire, replié dans ce qu’on appelle « sa tour d’ivoire ». Et s’il écrit des poèmes, ils sont à l’image du temps où il vit et n’auraient pas pu être écrits à une autre époque.

Ainsi le poème de Yeats, ce grand écrivain irlandais, dont la lecture m’a toujours profondément ému : Les cygnes sauvages à Coole. Dans un parc, Yeats observe des cygnes qui glissent sur l’eau :

 

Le dix-neuvième automne est descendu sur moi 

Depuis que je les ai comptés pour la première fois ; 

Je les vis, avant d'en avoir pu finir le compte

Ils s'élevaient soudain 

Et s'égayaient en tournoyant en grands cercles brisés 

Sur leurs ailes tumultueuses 

Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles

Majestueux et pleins de beauté.

Parmi quels joncs feront-ils leur nid, 

Sur la rive de quel lac, de quel étang 

Enchanteront-ils d'autres yeux lorsque je m'éveillerai 

Et trouverai, un jour, qu'ils se sont envolés ?

 

Les cygnes apparaissent souvent dans la poésie du XIXe siècle – chez Baudelaire ou chez Mallarmé. Mais ce poème de Yeats n’aurait pas pu être écrit au XIXe siècle. Par son rythme particulier et sa mélancolie, il appartient au XXe siècle et même à l’année où il a été écrit.

Il arrive aussi qu’un écrivain du XXIe siècle se sente, par moments, prisonnier de son temps et que la lecture des grands romanciers du XIXe siècle – Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski – lui inspire une certaine nostalgie. À cette époque-là, le temps s’écoulait d’une manière plus lente qu’aujourd’hui et cette lenteur s’accordait au travail du romancier car il pouvait mieux concentrer son énergie et son attention. Depuis, le temps s’est accéléré et avance par saccades, ce qui explique la différence entre les grands massifs romanesques du passé, aux architectures de cathédrales, et les œuvres discontinues et morcelées d’aujourd’hui. Dans cette perspective, j’appartiens à une génération intermédiaire et je serais curieux de savoir comment les générations suivantes qui sont nées avec l’internet, le portable, les mails et les tweets exprimeront par la littérature ce monde auquel chacun est « connecté » en permanence et où les « réseaux sociaux » entament la part d’intimité et de secret qui était encore notre bien jusqu’à une époque récente – le secret qui donnait de la profondeur aux personnes et pouvait être un grand thème romanesque. Mais je veux rester optimiste concernant l’avenir de la littérature et je suis persuadé que les écrivains du futur assureront la relève comme l’a fait chaque génération depuis Homère…

Et d’ailleurs, un écrivain, comme tout autre artiste, a beau être lié à son époque de manière si étroite qu’il n’y échappe pas et que le seul air qu’il respire, c’est ce qu’on appelle « l’air du temps », il exprime toujours dans ses œuvres quelque chose d’intemporel. Dans les mises en scène des pièces de Racine ou de Shakespeare, peu importe que les personnages soient vêtus à l’antique ou qu’un metteur en scène veuille les habiller en bluejeans et en veste de cuir. Ce sont des détails sans importance. On oublie, en lisant Tolstoï, qu’Anna Karénine porte des robes de 1870 tant elle nous est proche après un siècle et demi. Et puis certains écrivains, comme Edgar Poe, Melville ou Stendhal, sont mieux compris deux cents ans après leur mort que par ceux qui étaient leurs contemporains.

« Tolstoï se confondait avec le ciel et le paysage qu’il décrivait »

En définitive, à quelle distance exacte se tient un romancier ? En marge de la vie pour la décrire, car si vous êtes plongé en elle – dans l’action – vous en avez une image confuse. Mais cette légère distance n’empêche pas le pouvoir d’identification qui est le sien vis-à-vis de ses personnages et celles et ceux qui les ont inspirés dans la vie réelle. Flaubert a dit : « Madame Bovary, c’est moi ». Et Tolstoï s’est identifié tout de suite à celle qu’il avait vue se jeter sous un train une nuit, dans une gare de Russie. Et ce don d’identification allait si loin que Tolstoï se confondait avec le ciel et le paysage qu’il décrivait et qu’il absorbait tout, jusqu’au plus léger battement de cil d’Anna Karénine. Cet état second est le contraire du narcissisme car il suppose à la fois un oubli de soi-même et une très forte concentration, afin d’être réceptif au moindre détail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle n’est pas un repli sur soi-même, mais elle permet d’atteindre à un degré d’attention et d’hyper-lucidité vis-à-vis du monde extérieur pour le transposer dans un roman.

J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne. Je pense à mon cousin lointain, le peintre Amedeo Modigliani dont les toiles les plus émouvantes sont celles où il a choisi pour modèles des anonymes, des enfants et des filles des rues, des servantes, de petits paysans, de jeunes apprentis. Il les a peints d’un trait aigu qui rappelle la grande tradition toscane, celle de Botticelli et des peintres siennois du Quattrocento. Il leur a donné ainsi – ou plutôt il a dévoilé – toute la grâce et la noblesse qui étaient en eux sous leur humble apparence. Le travail du romancier doit aller dans ce sens-là. Son imagination, loin de déformer la réalité, doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour détecter ce qui se cache derrière les apparences. Et je ne serais pas loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une sorte de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à enregistrer les mouvements les plus imperceptibles.

J’ai toujours hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain que j’admirais. Les biographes s’attachent parfois à de petits détails, à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de caractère qui paraissent déconcertants ou décevants et tout cela m’évoque ces grésillements qui brouillent certaines émissions de radio et rendent inaudibles les musiques ou les voix. Seule la lecture de ses livres nous fait entrer dans l’intimité d’un écrivain et c’est là qu’il est au meilleur de lui-même et qu’il nous parle à voix basse sans que sa voix soit brouillée par le moindre parasite.

Mais en lisant la biographie d’un écrivain, on découvre parfois un événement marquant de son enfance qui a été comme une matrice de son œuvre future et sans qu’il en ait eu toujours une claire conscience, cet événement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses livres. Aujourd’hui, je pense à Alfred Hitchcock, qui n’était pas un écrivain mais dont les films ont pourtant la force et la cohésion d’une œuvre romanesque. Quand son fils avait cinq ans, le père d’Hitchcock l’avait chargé d’apporter une lettre à un ami à lui, commissaire de police. L’enfant lui avait remis la lettre et le commissaire l’avait enfermé dans cette partie grillagée du commissariat qui fait office de cellule et où l’on garde pendant la nuit les délinquants les plus divers. L’enfant, terrorisé, avait attendu pendant une heure, avant que le commissaire ne le délivre et ne lui dise : « Si tu te conduis mal dans la vie, tu sais maintenant ce qui t’attend. » Ce commissaire de police, qui avait vraiment de drôles de principes d’éducation, est sans doute à l’origine du climat de suspense et d’inquiétude que l’on retrouve dans tous les films d’Alfred Hitchcock.

« C’est beaucoup plus tard que mon enfance m’a paru énigmatique »

Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mon cas personnel mais je crois que certains épisodes de mon enfance ont servi de matrice à mes livres, plus tard. Je me trouvais le plus souvent loin de mes parents, chez des amis auxquels ils me confiaient et dont je ne savais rien, et dans des lieux et des maisons qui se succédaient. Sur le moment, un enfant ne s’étonne de rien, et même s’il se trouve dans des situations insolites, cela lui semble parfaitement naturel. C’est beaucoup plus tard que mon enfance m’a paru énigmatique et que j’ai essayé d’en savoir plus sur ces différentes personnes auxquelles mes parents m’avaient confié et ces différents lieux qui changeaient sans cesse. Mais je n’ai pas réussi à identifier la plupart de ces gens ni à situer avec une précision topographique tous ces lieux et ces maisons du passé. Cette volonté de résoudre des énigmes sans y réussir vraiment et de tenter de percer un mystère m’a donné l’envie d’écrire, comme si l’écriture et l’imaginaire pourraient m’aider à résoudre enfin ces énigmes et ces mystères.

Et puisqu’il est question de « mystères », je pense, par une association d’idées, au titre d’un roman français du XIXe siècle : Les mystères de Paris. La grande ville, en l’occurrence Paris, ma ville natale, est liée à mes premières impressions d’enfance et ces impressions étaient si fortes que, depuis, je n’ai jamais cessé d’explorer les « mystères de Paris ». Il m’arrivait, vers neuf ou dix ans, de me promener seul, et malgré la crainte de me perdre, d’aller de plus en plus loin, dans des quartiers que je ne connaissais pas, sur la rive droite de la Seine. C’était en plein jour et cela me rassurait. Au début de l’adolescence, je m’efforçais de vaincre ma peur et de m’aventurer la nuit, vers des quartiers encore plus lointains, par le métro. C’est ainsi que l’on fait l’apprentissage de la ville et, en cela, j’ai suivi l’exemple de la plupart des romanciers que j’admirais et pour lesquels, depuis le XIXe siècle, la grande ville – qu’elle se nomme Paris, Londres, Saint-Pétersbourg, Stockholm – a été le décor et l’un des thèmes principaux de leurs livres.

Edgar Poe dans sa nouvelle L’homme des foules a été l’un des premiers à évoquer toutes ces vagues humaines qu’il observe derrière les vitres d’un café et qui se succèdent interminablement sur les trottoirs. Il repère un vieil homme à l’aspect étrange et il le suit pendant la nuit dans différents quartiers de Londres pour en savoir plus long sur lui. Mais l’inconnu est « l’homme des foules » et il est vain de le suivre, car il restera toujours un anonyme, et l’on n’apprendra jamais rien sur lui. Il n’a pas d’existence individuelle, il fait tout simplement partie de cette masse de passants qui marchent en rangs serrés ou bien se bousculent et se perdent dans les rues.

« Grâce à la topographie d’une ville, c’est toute votre vie qui vous revient à la mémoire »

Et je pense aussi à un épisode de la jeunesse du poète Thomas De Quincey, qui l’a marqué pour toujours. À Londres, dans la foule d’Oxford Street, il s’était lié avec une jeune fille, l’une de ces rencontres de hasard que l’on fait dans une grande ville. Il avait passé plusieurs jours en sa compagnie et il avait dû quitter Londres pour quelque temps. Ils étaient convenus qu’au bout d’une semaine, elle l’attendrait tous les soirs à la même heure au coin de Tichfield Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés. « Certainement nous avons été bien des fois à la recherche l’un de l’autre, au même moment, à travers l’énorme labyrinthe de Londres ; peut-être n’avons-nous été séparés que par quelque 18 mètres – il n’en faut pas davantage pour aboutir à une séparation éternelle. »

Pour ceux qui y sont nés et y ont vécu, à mesure que les années passent, chaque quartier, chaque rue d’une ville, évoque un souvenir, une rencontre, un chagrin, un moment de bonheur. Et souvent la même rue est liée pour vous à des souvenirs successifs, si bien que grâce à la topographie d’une ville, c’est toute votre vie qui vous revient à la mémoire par couches successives, comme si vous pouviez déchiffrer les écritures superposées d’un palimpseste. Et aussi la vie des autres, de ces milliers et milliers d’inconnus, croisés dans les rues ou dans les couloirs du métro aux heures de pointe.

C’est ainsi que dans ma jeunesse, pour m’aider à écrire, j’essayais de retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux où les noms sont répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J’avais l’impression, page après page, d’avoir sous les yeux une radiographie de la ville, mais d’une ville engloutie, comme l’Atlantide, et de respirer l’odeur du temps. à cause des années qui s’étaient écoulées, les seules traces qu’avaient laissées ces milliers et ces milliers d’inconnus, c’était leurs noms, leurs adresses et leurs numéros de téléphone. Quelquefois, un nom disparaissait, d’une année à l’autre. Il y avait quelque chose de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires en pensant que désormais les numéros de téléphone ne répondraient pas. Plus tard, je devais être frappé par les vers d’un poème d’Ossip Mandelstam :

 

Je suis revenu dans ma ville familière jusqu'aux sanglots 

Jusqu'aux ganglions de l'enfance, jusqu'aux nervures sous la peau. 
Pétersbourg ! [...] 

De mes téléphones, tu as les numéros. 
Pétersbourg ! J'ai les adresses d'autrefois 

Où je reconnais les morts à leurs voix.

 

Oui, il me semble que c’est en consultant ces anciens annuaires de Paris que j’ai eu envie d’écrire mes premiers livres. Il suffisait de souligner au crayon le nom d’un inconnu, son adresse et son numéro de téléphone et d’imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et ces centaines de milliers de noms.

On peut se perdre ou disparaître dans une grande ville. On peut même changer d’identité et vivre une nouvelle vie. On peut se livrer à une très longue enquête pour retrouver les traces de quelqu’un, en n’ayant au départ qu’une ou deux adresses dans un quartier perdu. La brève indication qui figure quelquefois sur les fiches de recherche a toujours trouvé un écho chez moi : Dernier domicile connu. Les thèmes de la disparition, de l’identité, du temps qui passe sont étroitement liés à la topographie des grandes villes. Voilà pourquoi, depuis le XIXe siècle, elles ont été souvent le domaine des romanciers et quelques-uns des plus grands d’entre eux sont associés à une ville : Balzac et Paris, Dickens et Londres, Dostoïevski et Saint-Pétersbourg, Tokyo et Nagaï Kafû, Stockholm et Hjalmar Söderberg.

J’appartiens à une génération qui a subi l’influence de ces romanciers et qui a voulu, à son tour, explorer ce que Baudelaire appelait « les plis sinueux des grandes capitales ». Bien sûr, depuis cinquante ans, c’est-à-dire l’époque où les adolescents de mon âge éprouvaient des sensations très fortes en découvrant leur ville, celles-ci ont changé. Quelques-unes, en Amérique et dans ce qu’on appelait le tiers-monde, sont devenues des « mégapoles » aux dimensions inquiétantes. Leurs habitants y sont cloisonnés dans des quartiers souvent à l’abandon, et dans un climat de guerre sociale. Les bidonvilles sont de plus en plus nombreux et de plus en plus tentaculaires. Jusqu’au XXe siècle, les romanciers gardaient une vision en quelque sorte « romantique » de la ville, pas si différente de celle de Dickens ou de Baudelaire. Et c’est pourquoi j’aimerais savoir comment les romanciers de l’avenir évoqueront ces gigantesques concentrations urbaines dans des œuvres de fiction.

Être né en 1945 « m’a rendu plus sensible aux thèmes de la mémoire et de l’oubli »

Vous avez eu l’indulgence de faire allusion concernant mes livres à « l’art de la mémoire avec lequel sont évoquées les destinées humaines les plus insaisissables ». Mais ce compliment dépasse ma personne. Cette mémoire particulière qui tente de recueillir quelques bribes du passé et le peu de traces qu’ont laissé sur terre des anonymes et des inconnus est elle aussi liée à ma date de naissance : 1945. D’être né en 1945, après que des villes furent détruites et que des populations entières eurent disparu, m’a sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus sensible aux thèmes de la mémoire et de l’oubli.

Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La société qu’il décrivait était encore stable, une société du XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses moindres détails, comme un tableau vivant. J’ai l’impression qu’aujourd’hui la mémoire est beaucoup moins sûre d’elle-même et qu’elle doit lutter sans cesse contre l’amnésie et contre l’oubli. À cause de cette couche, de cette masse d’oubli qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables.

Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan


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